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  • L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien régime

    David Bitterling
    L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien régime

    carte-vauban.jpgPourquoi ne pas lire l’ouvrage de l’historien David Bitterling à la lumière d’un poète, chantre de la créolisation, d’une poétique de la relation et d’une opportune éthique du détour ? Il s’agit bien sûr d’Edouard Glissant. Car avec ce « pré carré » David Bitterling revisite, dans une langue élégante et sans jargon, cette période de l’histoire qui court entre le XVI et le XVIIe où le royaume invente son « espace » et préfigure le contour hexagonal où la patrie s’habillera de l’idée nationale. Moment charnière de l’histoire d’une France présentée, à tort selon l’auteur, par une historiographie récente comme un espace naturel, un contour pentagonal d’abord, hexagonal ensuite, réchampi de la nuit des âges et reçu, presque ex nihilo, en héritage. Cette histoire de l’espace national serait « bien plus celle d’un assemblage de différents territoires à l’intérieur d’un espace géographique vaste et de forme imprécise ». Citant Daniel Nordman, David Bitterling affirme avec lui : « tout territoire est, dans les faits, une construction ou une combinaison [artificielle] ». Voilà donc, après les travaux de Marcel Détienne qui ont mis à mal le mythe de l’autochtonie, une autre certitude qui tombe : le mythe de l’authenticité d’un territoire, de l’homogénéité et du « naturel » hexagonal.
    Colbert, Vauban, les jésuites, les jansénistes à commencer par Boisguilbert vont façonner cet espace nouveau, ce royaume présenté et pensé comme un espace clos, naturel, homogène et autosuffisant. Un vaste domaine où désormais seront confondues les propriétés du roi et les propriétés de la Couronne. Cette conception domaniale influera sur le cours de la pensée économique et, selon David Bitterling, ce détour par l’espace permet de montrer la filiation entre mercantilistes et physiocrates. De plus, par une sorte d’effet boomerang, non prémédité par ces concepteurs – à commencer par Vauban – elle sera à l’origine d’une remise en question implicite de l’absolutisme.
    S’il faut désormais gérer la France comme un domaine homogène c’est qu’il faut remplir les caisses de l’Etat ! Et la situation économique et financière est des plus catastrophiques. Mais cet espace nouveau en gestation s’inscrit aussi dans l’évolution des idées : la révolution copernicienne et les apports de Galilée, la physique de Newton et la géométrie de Descartes. La science est en marche, le monde va vite se trouver enfermé dans des formules mathématiques. Le sérieux des mathématiques et la rigueur de la logique confèrent à cette dynamique portée par Colbert et Vauban un poids difficilement contestable.
    Avec le passage du géocentrisme à l’héliocentrisme, le royaume doit être organisé à l’image du cosmos, avec, au centre, le roi. L’espace devient «  absolu », c’est-à-dire régi par un même principe organisateur, supérieur aux éléments constitutifs de cet espace, le dedans se distinguant nettement du dehors – les frontières intérieures des continents apparaissent sur les cartes au cours du XVIIe siècle. Vauban invente  le « pré carré ». Il faut le mesurer, en apprécier les distances, les richesses, les potentialités humaines et matérielles, le valoriser par la promotion de l’agriculture, l’homogénéiser en gommant les différences et en bousculant les anciennes divisions et hiérarchies, au grand dam de la noblesse. L’homme occidental devient propriétaire de la terre (ou… de la Terre).
    Les termes de cette nouvelle pensée spatiale, de cette nouvelle représentation du monde sont : contrôle, emprise, soumission, utilité, efficacité, apprivoiser, géométrie, lois, règles, Raison, inventaire, chiffres, et autres métaphores empruntées à la machine et au corps humain… Mais ce n’est pas tout : L’espace maîtrisé par la géométrie et la mathématique facilite la mise au point de   « mécanismes de surveillance » et reproduit « à plus petite échelle la vision d’un monde qui conçoit les individus comme des atomes hostiles qu’il convient de maîtriser. » Sur le plan idéologique, « espace homogène et particularités ne font pas bon ménage et excluent l’application d’une mesure uniforme sur l’ensemble du territoire. C’est un trait caractéristique de l’aménagement territorial français qui qualifie sa politique jusqu’aux temps les plus récents. Appliqué à un espace marqué par la diversité naturelle, le principe de gestion uniforme d’un territoire homogène prend une dimension idéologique essentielle. »
    Et c’est là où Glissant intervient, notamment par ses propos extraits des Entretiens de bâton rouge (Gallimard, 2008) : « En France, l’ordre de la féodalité continue jusqu’au XVIIe siècle, jusqu’à son opposition à Louis XIV : il est divergent, particulier et hérétique, et l’ordre de l’Eglise de plus en plus s’affirme comme l’ordre de l’universel et du catholique au sens plein du terme (…).Quand la langue française conquiert son unité organique en ce même siècle, c’est le signe de la victoire réel de l’universel dans le royaume de Louis XIV. La langue de la rationalité a vaincu les créolisations relayées et prolongées par Rabelais, et Montaigne, et les poètes de la Pléiade, tous oubliés au Grand Siècle. »
    Ainsi le regard du poète invite aussi à (ré)interroger cette période pour saisir ce qui à ce moment s’est joué entre deux conceptions du monde, entre l’ordre des hérésies, des mystiques, l’ordre des pensées décentrées et l’ordre des systèmes, d ‘une « généralisation systémique où paraît déjà l’ordre de l’universel ».

    Edition Albin Michel, 2009, 265 pages, 22€

    Illustration : Les 14 sites majeurs de Vauban

  • Paris-Alger, couple infernal

    Jean-Pierre Tuquoi,
    Paris-Alger, couple infernal

    Jean-Pierre-Tuquoi.jpgAncien correspondant du Monde en Algérie, auteur de plusieurs ouvrages sur l’Afrique du Nord et notamment sur le Maroc, Jean-Pierre Tuquoi est à son affaire pour écrire cette histoire du couple Paris-Alger. Rafraîchissant la mémoire de son lecteur grâce à quelques rappels historiques, il décortique cette relation tumultueuse, avec pour point d’ancrage la fameuse loi du 23 février 2005 et le non moins fameux deuxième alinéa de l’article 4 sur “les effets positifs” de la colonisation. Il montre à la fois la genèse de cet article, les conditions de son vote, les réactions et les conséquences qu’il a suscitées. Autres temps forts de ce bras de fer voire de ce mano a mano franco-algérien, la campagne présidentielle en France et le projet chiraquien de traité d’amitié d’une part, les vicissitudes de la politique intérieure en Algérie de l’autre.
    Qu’il existe encore en France des groupes de pression d’autant plus actifs qu’ils sont ultra minoritaires, quelques personnalités, des parlementaires – particulièrement dans les rangs de l’UMP – pour qui la guerre d’Algérie n’est pas finie, on s’en doutait. Plus intéressante est la mécanique ici mise à nu qui, depuis 2003, se met en branle pour aboutir au vote de février 2005. Vote survenu dans un Parlement quasi vide, où le PS, représenté par Kléber Mesquida, somnole... à moins que ce député, élu de l’Hérault – département qui compte nombre de pieds-noirs – et né en Algérie, ne moufte pas, non “par inadvertance”, mais par tacite consentement. À ce vote s’ajouteront les maladresses, l’incompétence ou les arrière-pensées de certains, à commencer par le ci-devant ministre des Affaires extérieures, Douste-Blazy, qui en prend pour son grade.
    Alors que les relations entre les deux capitales étaient plutôt sereines, amicales même, entre Chirac et Bouteflika, voire propices à des avancées significatives, le climat va très vite se détériorer. Résultat, exit le traité d’amitié cher à l’Élysée (prématurément annoncé le 15 avril 2004 pour l’année suivante par un Chirac fougueux et grisé par l’accueil que lui avait réservé le peuple algérien en 2001 et en mars 2003) et place aux déclarations incendiaires du président algérien. Car Bouteflika, de son côté, était parfaitement informé des manœuvres et du vote de cette loi. Il aurait, selon Jean-Pierre Tuquoi, attendu une réaction de l’Élysée... en vain ! Puisqu’elle ne viendra qu’un an plus tard.
    Alors, le 6 mai 2005 à Sétif, sans faire explicitement référence à la loi de février, il dégaine, tonne et lance ce que l’auteur qualifie de “croisade anti-française”. À Sétif ! la même où, le 27 février, l’ambassadeur Hubert Colin de Verdière, tout à sa mission de faire aboutir les négociations entamées depuis deux ans en vue de la signature d’un traité d’amitié, déclarait, à propos des massacres de 1945, qu’ils avaient été une “tragédie inexcusable”. “Sans le vote de la loi du 23 février, il est probable qu’une mécanique vertueuse allait s’enclencher qui, si elle était portée par une volonté politique, allait aboutir à la signature à Alger d’un traite d’amitié entre la France et l’Algérie”, écrit Jean- Pierre Tuquoi. Il n’en fut rien, du fait de l’activisme d’une minorité agissante, nostalgique de l’Algérie de papa ou hostile à tout rapprochement avec l’ancienne possession coloniale.
    Par la suite, le président Bouteflika ne s’est pas gêné pour surenchérir (en avril puis en juillet 2006 où, dans le cadre d’un colloque tenu à Alger, il exigea de l’ancienne puissance colonisatrice des “excuses publiques”). Que le président algérien, tout à son référendum sur la réconciliation nationale, instrumentalise cette polémique à des fins de politique intérieure, cela n’étonne pas. Du point de vue français, cela ne change rien à l’affaire. La politique algérienne de Chirac se solde par un échec : le traité d’amitié n’a jamais été signé entre Alger et Paris et la question des excuses de la France à l’Algérie constitue une autre pomme de discorde, à tout le moins un élément supplémentaire de confusion entre les mains de ceux qui ne voient pas d’un bon œil le rapprochement entre Alger et Paris.
    Le président Sarkozy ne veut pas de repentance ni de traité d’amitié entre les deux pays. Pragmatique, il en appelait, lors de son premier voyage éclair en Algérie, à construire l’avenir.
    Sur le fond, loin des caméras, loin des états-majors et autres palais présidentiels, le couple franco- algérien n’a rien d’"infernal”. Il se construit et se renforce chaque jour, dans l’intimité des relations personnelles ou dans les succès de démarches collectives (associative, entrepreneuriale). La France reste “le premier investisseur étranger hors hydrocarbures”, rappelle l’auteur. Côté mémoire, s’il y a nécessité d’un réexamen de la colonisation française en Algérie, l’émotion – ici – et l’hagiographie nationaliste – là-bas – ne doivent pas se substituer au travail de l’historien, au risque d’infantiliser les peuples et de favoriser “une mémoire contestée” au détriment d’une “mémoire partagée” entre Paris et Alger. Côté politique, Jean-Pierre Tuquoi invite à la rédaction d’un traité d’amitié non seulement entre la France et l’Algérie mais avec l’ensemble des anciennes colonies. Pour l’auteur, un texte de référence existe, celui qui a été signé en avril 1998 pour la Nouvelle-Calédonie par les indépendantistes, les non-indépendantistes et l’État français.

    Edition Grasset, 2007, 125 pages, 9 €

  • Je rêve d’une autre vie

    Youcef M. D.
    Je rêve d’une autre vie (moi, le clandestin de l’écriture)

    je-reve-d-une-autre-vie-moi-le-clandestin-de-l-ecrit.10300567-67494794.jpgPeu nous chaut de savoir qui se cache derrière les initiales de l’auteur. D’ailleurs, Youcef M. D. lui-même le demande dans l’incipit : “Merci de me juger sur ce que j’écris et non pas sur ce que je suis.” Dont acte, n’en déplaise à une critique par trop complaisante pour ce genre de “document humain” – comme on dit aujourd’hui – à prétention littéraire. Ce texte sent l’artifice à plein nez. Aucun ingrédient d’un exotisme “beurlieusard” n’est oublié : verlan, mots arabes, drogue, tournante, cutting, vols, arnaques, sexualité et violence des Arabes, islamistes dans les cités… Cela n’est ni juste ni faux en soi, mais le procédé – l’amalgame – ne prend pas. Le tout sonne faux, mais tout cela ne serait finalement qu’anecdotique et ne mériterait pas notre attention si le texte ne véhiculait sa dose de misérabilisme et de stéréotypes sur les immigrés, l’intégration en France, les banlieues, l’islam et les Arabes ! Confronté à une (auto ?) dévalorisation sans borne, alliée à une ignorance de l’Histoire et des valeurs portées par la civilisation arabo-musulmane, le doute gagne vite le lecteur sur des propos affligeants et fétides aux relents paternalistes, voire racistes. Pourtant l’auteur se donne du mal pour tirer l’oreille du lecteur distrait qui – sombre idiot ! – ne se rendrait pas compte qu’il tient entre les mains un texte marqué du sceau de l’originalité et à tout le moins de l’authenticité : “Flaubert immense écrivain. Total respect. Et toi Youcef, tu es un voleur de phrases. N’culé ! Pourquoi tu ne volerais pas Flaubert complètement ? Il est mort de toute façon. Non, continue d’écrire comme ta génération. Fais du M. D. Ça va paraître chelou, mais c’est pas grave. C’est juste le fossé qui s’est creusé. Fais pas attention à la querelle des anciens.” “Chelou”, oui, mais sans doute pas par la pseudo-modernité du texte… Ce qu’il convient de repérer comme une marque de juvénilité ou d’authenticité réside peut-être dans ces répétitions et reprises de fins de phrases : “À la Sotomayor, je vole sur la barrière, je. Le tourniquet n’a pas le temps de me voir passer. Pas le temps. En apesanteur je suis, je.” Ou encore : “Le métro m’a déposé à Châtelet. Aux Halles, avec mon cartable, j’avais l’air d’un étudiant. J’avais l’air. J’avais.” Voilà sans doute ce qu’il faut appeler avoir du style, se créer une originalité à bon compte dans l’écriture, une espèce de tic, de gimmick comme disent les musiciens. Autre truc, usé jusqu’à la corde, ce procédé qui consiste à placer le complément avant le sujet et le verbe : “Pas mal elle est. Déjà loin je suis.” Ou bien : “Homme, je suis. Très puissant, je me sens.”

    Le texte en est chargé, surchargé. Et que viennent faire ces incises moralisatrices, proprettes et bien pensantes, souvent nunuches, qui tranchent avec le ton faussement agressif – révolté est plus dans l’air du temps – mais franchement grossier du texte ? Petit florilège : “‘Ouais mon frère, on essaie de survivre. Bonne chance brother !’, me dit-il, en faisant le clown avec Kader et Mous – les deux keums ont les yeux céfondés, défoncés (mais on sait bien que derrière le masque de clown, il y a souvent un homme qui pleure ! )” [sic]. Ou : “Enculé que je pense. Nique’mouk, nique ta mère avec ta schnouff ! Exister, c’est poursuivre une lutte désespérée, je pense” [re-sic]. Parlant du cutting : “Faut-il vraiment voir son sang couler pour se sentir en vie ?” Et enfin, acmé de la pensée sociologico-philosophique : “Nous sommes tous le bougnoule de quelqu’un.” Comme finalement ce texte, dans son genre, regorge de ressources, il fait aussi dans la niaiserie : “‘Mais qui êtes-vous donc ?’, s’inquiète-t-elle. Je suis un ange écorché par la vie et ravagé par l’humour.” Il faut oser, non ? Surtout à la première rencontre ! Autre audace : “Quand la vraie meuf croise sa vie, un homme se met à bander autrement. […] Bandage total respect.” Et comme l’auteur – dont on n’a vraiment pas envie de connaître l’identité – n’est pas à une imbécillité près : “Si l’Algérie avait eu de l’humour, elle ne serait pas indépendante.

    L’Arabe, pour des raisons que l’on a du mal à situer sur le plan culturel, social ou… génétique est, cela va de soi, un misogyne de la pire espèce, un “keum au patrimoine culturel néant” dont notre auteur a du mal à comprendre comment il a réussi à s’acoquiner avec une représentante de l’Éducation nationale française : “L’Arabe avec une prof. Putain le tableau.” On se demande sur quelle planète vit Youcef M. D., à moins qu’il ait fait une consommation démesurée des livres de Houellebecq, de Fallaci, écouté par trop la pensée subtile et orientée d’Alain Finkielkraut ou faite sienne la relecture du Coran de Daniel Sibony… Tout cela semble participer d’un dessèchement de la pensée et d’un retour en arrière qui n’augurent rien de bon. Et comme il est de bon ton de décrier l’école et la réussite scolaire, Youcef M. D. y va aussi de son couplet “authentique” : “Ce que nous les jeunes nous savons, c’est qu’à notre époque à nous, nous tournons en rond, alors vous comprenez ? Homère et Balzac, c’est pas vraiment notre blème. On kif pas trop.” Voilà ! Laissons la culture aux autres et confortons les Beurs et autres exclus dans leur ignorance et leur abrutissement. Comme est loin le temps du Gone du Chaâba

    Quant à cette histoire de Youcef le sans-papiers qui, pour les beaux yeux d’une prof de français, se mettrait à raconter sa vie, on n’y croit guère ! Vous en connaissez beaucoup de sans-papiers qui, pour aller visiter la belle famille, s’attifent d’un costume Armani, d’une chemise Hugo Boss et se passent une montre Cartier autour du poignet ? Sans épiloguer sur les erreurs tantôt étranges (l’origine de Gibraltar serait Djebel Thar, “la montagne de Thar”…), anodines (un marabout qui exerce place Clichy… métro Brochant) ou surprenantes (il fait de Montaigne le contemporain de saint Augustin), il en est une qui donne à réfléchir.

    Pinocchio.jpg

    Page trente-quatre, le lecteur apprend que la mère de Youcef, pauvre femme battue par son Arabe de mari, est… française ! Ce qui juridiquement ferait de son rejeton non pas un sans papiers, mais bien un Français par filiation en vertu de l’application du droit du sang ! Non, vraiment, tout sonne faux, mais… dangereusement faux !

    Au diable Vauvert, 2002, 280 p., 14 €