Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La citation du jour

    Dédicace spéciale pour Nadine M.

     

    « Voyez vous, il y a de l’autre côté de la Méditerranée, une culture, un humanisme, un sens des rapports humains que nous avons tendance à perdre et qu’un jour nous seront probablement contents de retrouver chez eux… Si nous voulons, autour de cette Méditerranée, construire une civilisation industrielle qui ne passe pas par le modèle américain et dans laquelle l’homme sera une fin et non un moyen, alors il faut que nos cultures s’ouvrent très largement l’une à l’autre. »

    Général De Gaulle

     

    Citation extraite du Paris Arabe de P.Blanchard, E. Deroo, D. El Yazami, P. Fournié et G.Manceron, La Découverte, 2003. Ces propos ont été recueillis par Paul Balta en janvier 1969 (Méditerranée – Défi et enjeux, L’Harmattan 2000).

  • L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus

    Michel Onfray

    L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus

    CAMUS ONFRAY.jpg

     

    C’est un Camus irréprochable, irremplaçable et… indispensable qu’offre Michel Onfray qui partage avec l’enfant de Belcourt au moins trois points communs : la fidélité aux origines sociales, en l’occurrence aux « petites gens », aux « pauvres », aux « sans-grades » ;  la répulsion que peut inspirer l’establishment intellectuel, germanopratin et/ou universitaire et accessoirement les journalistes ; un libertarisme sans maîtres ni disciples mais qui s’abreuve à plusieurs sources : Nietzsche, Proudhon, La Boétie, La Commune, les anarchistes espagnols et même la tajmaat kabyle (page 413)… Au point que plus d’une fois l’auteur semble fondre dans une même image le portraitiste et son modèle. Onfray fait entrer Camus au Panthéon des grands hommes, pas celui des petites récupérations des basses œuvres politiciennes, même pas celui de la République reconnaissante dont, à bien lire L’Ordre libertaire, l’unanimisme de bon aloi édulcore le message de cet anarchiste, inclassable sur l’échiquier politique : mélange de cavalier, solaire et insaisissable, « solitaire et solidaire » et de tour, majestueuse et visionnaire, entière et intègre.

    Car comment s’y retrouver dans cette basse cour républicaine où le moindre gallinacée se dresse de toute sa hauteur pour lancer son chant matinal à la gloire de l’auteur de L’Homme révolté ? Merci à Onfray donc, qui aide à y voir plus clair, « à déconstruire la légende » et à tirer l’histoire et la vie de Camus du marécage des récupérations. Il restitue la cohérence d’une pensée, d’une œuvre et d’une action réamorçant du même coup la charge explosive d’un Albert Camus qui, cinquante deux ans après l’accident fatal, n’a rien perdu de sa puissance subversive. Car s’il fallait retenir une qualité, un message dans ce livre qui en contient tant, c’est bien le souci de l’action, d’une pensée pratique qui est au cœur de cette « vie philosophique ». De ce point de vue, les derniers mots de M. Onfray ne sont pas anodins : « la suite de cette aventure de la pensée pragmatique et libertaire inventée par Albert Camus appartient désormais aux lecteurs. Eux seuls peuvent prolonger sa vie. »

    Attachons nous ici à n’évoquer que deux sujets. 

    Camus fut un immigré ! Fils d’immigré. Un exilé à Paris un « Africain du Nord et non pas un Européen » disait-il. Jeune journaliste, il « dénonce les assureurs qui spolient le Kabyle venu travailler en France en le privant d’une couverture sociale digne de ce nom malgré sa cotisation ; il s’insurge contre la condition sanitaire pitoyable des travailleurs algériens exposés dans les banlieues françaises à la tuberculose et à la syphilis ; il analyse dans le détail la misère et l’esclavage de cette population exploitée et humiliée. »

    Son rejet des frontières,  des nations et des nationalismes, son attachement au « principe de l’individualité » annoncent les « bricolages » identitaires, les rapports nouveaux à la géographie, la part prise dans les choix des uns et des autres par l’affect sur les concepts portés par le monde des migrations modernes et dont une riche littérature rend compte. Camus, partisan d’un fédéralisme méditerranéen, européen et même mondial, était pour l’abolition des frontières. Ses solutions étaient « girondines, libertaires décentralisées, fédéralistes ». Exit la verticalité du « jacobinisme, [du] centralisme, [d’]un pouvoir fort concentré dans une capitale ». Salut ! à l’horizontalité des peuples et des migrations. C’est à l’Algérie (et non à la France) que Camus destine « une mission civilisatrice » écrit Onfray : « sa chaleur ontologique doit réchauffer le corps frigorifié de la vieille Europe. »  Pas question de démographie ici (encore que), mais de « valeurs positives », « solaires », de « générosité », d’ « hospitalité », « d’amitié » précise Onfray : « A Paris on montre plus d’esprit que de cœur ; l’inverse à Alger » Les expatriés français en savent quelque chose.

    Selon Onfray, ce que Camus aime, avec « subjectivité », dans l’Algérie serait « le métissage des peuples, le cosmopolitisme réussi (nous sommes dans les années 1930) le brassage des communautés, le kaléidoscope des peuples mélangés ». Tempérer cette « subjectivité », ne serait pas vain, mais retenons l’idée : « L’Algérie lui semble le lieu où Orient et Occident cohabitent, se mêlent, se mélangent, se fondent. Un métissage qui hérisserait Maurras et la droite. » Un métissage bien moins « subjectif », aujourd’hui, en France et qui hérisse autant les cerbères du code de la nationalité que les barbes insolentes et les voiles incongrues. Sur ce plan, Camus écrit : « En Afrique du Nord comme en France, nous avons à inventer de nouvelles formules et à rajeunir nos méthodes si nous voulons que l’avenir ait encore un sens pour nous ». « Nouvelles formules, nouvelles méthodes » répète Onfray, histoire de souligner non seulement la pertinence du propos mais surtout son actualité. Pour s’en convaincre il faut lire Alexis Jenni !

    Sur la question algérienne, Camus, anticolonialiste actif et conséquent de la première heure, se serait-il trompé ? Ici, on aurait aimé qu’Onfray fasse dialoguer Camus et Mouloud Feraoun, autre fils du pauvre, digne et intègre, intellectuellement et physiquement. Laissons la généalogie des positions et des actions de Camus, laissons les faux procès des vrais tartufes et lisons Onfray. Camus refuse les logiques nationalistes comme il refuse l’usage de la violence. Les logiques nationalistes ont eu raison de lui et de ses « rêves » libertaires. Envolées  alors ses idées de fédération de communes et de république immanente et contractuelle, de kaléidoscope de cultures et de peuples. Exit l’Algérie africaine, celle de Plotin, d’Augustin revisitée par Proudhon…  Place à un nouvel Etat, un nouveau drapeau, un nouveau nationalisme, une pensée unique, pour une histoire et une identité unique, exit, aussi, l’individu, place au collectif. Les vents de l’histoire ont balayé Camus. L’Histoire n’a pas eu raison pour autant écrit Onfray. L’indépendance était indiscutable.  Sa physionomie aurait pu être autre…

     

    Flammarion 2012, 596 pages, 22,50€

     

  • La citation du jour

    « Il n’y avait jamais pensé mais si on lui avait posé la question il aurait répondu que les Abistani se ressemblaient tous, qu’ils étaient comme lui, comme les gens de son quartier (…). Or voilà qu’ils étaient infiniment pluriels et si différents qu’au bout du compte chacun était un monde en soi, unique, insondable, ce qui d’une certaine façon révoquait la notion de peuple, unique et vaillant, fait de frères et de sœurs jumeaux. Le peuple serait donc une théorie, une de plus, contraire au principe d’humanité, tout entière cristallisée dans l’individu, en chaque individu. C’était passionnant et troublant. C’est quoi alors un peuple. »

    Boualem Sansal, 2084, Gallimard, 2015

  • Hommage à André Videau

    L’ami André est parti au mois d’août. Aujourd’hui, il retrouvait son village d’Argenton du côté d’Agen. Ensemble de 1989 à 2000 nous avions tous les mois présenté l’ACB ouvre les guillemets. Un bonheur, une joie chaque fois renouvelée et un honneur que ces années de collaboration avec un homme d’exception. André cultivait avec élégance (c’est-à-dire sans pédanterie) et précision (c’est-à-dire en érudit) la passion des livres, de la littérature et du cinéma - voir ses chroniques pour la revue Hommes et Migrations et pour le site du Musée de l’Histoire de l’immigration.

    Parmi celles et ceux qui ont eu la chance de le rencontrer, nous sommes nombreux à lui devoir ou à tenter de ressembler à ce qu’il était : humble et indépendant, il portait sur le monde et sa marche chaotique, un regard vif, sensible avec cette vivifiante pincée de distance, d’humour et d’(auto)dérision.

    Salut l’ami…

    Parmi les personnalités reçues, André était particulièrement heureux (un peu fier même !) d’avoir rencontré Jules Roy, Edmonde Charles-Roux  ou Amin Maalouf.

    Petit hommage en photos, in memoriam. Ici et dans l’ordre, avec Jules Roy, Edmonde Charles-Roux, Mano Dayak, Jean Luc Einaudi et Anne Tristan.

     

    ANDRE & JULES ROY.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ANDRE :EDMONDE C..jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    andre :mano dayak.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    ANDRE JLEINAUDI ANNE TRISTAN.jpg

     

     

  • Arménienne

    Martin Melkonian

    Arménienne

     

    arménie, réfugié, immigration, citoyenneté, femmeL’écriture de Martin Melkonian progresse sur une ligne délicate, celle des émotions qui naissent de traces incertaines, de lieux reconstitués, d’un « flash d’éblouissement », d’une « vaguelette mordorée », d’un « minuscule paquet de mots arméniens » ou de quelques « miettes ». C’est là, au cœur de l’évanescence, que se devinent un visage, une attitude, que s’échappe un parfum de violette, que coulent des larmes ou se distingue l’écho d’une lointaine rumeur. La mémoire est aussi fragile que fut transparente la vie de cette Arménienne, « comme si elle n’avait pas d’histoire ; pas de récit ; pas de Je ». Elle s’appelait Victoria. L’auteur est son fils.

    A Constantinople, dans le quartier de Beyazid, la famille Handjian échappa aux rafles, déportations et génocide de 1915-1916. Mais, en 1926, il fallut tout de même partir, direction Nice, avec pour visas la mention « sans retour » : exit, du balai et ne revenez pas ! En France, une autre page est à écrire. Celle de l’exil.

    Victoria n’a pas laissé d’archives, pas d’albums photos. Juste quelques papiers et lettres, « poèmes d’amour entravé » à son fils adressés. Et deux ou trois clichés. Avec ces maigres indices, le « piètre enquêteur », comme s’accable lui-même l’auteur, réussit, et avec quelle force !, à reconstituer le fil ténu d’une existence, cette « précarité de coton hydrophile », le quotidien d’une femme invisible, le courage discret d’une modeste immigrée « de nationalité réfugiée arménienne », successivement « couturière, culottière, petite main finisseuse… ». L’écriture élégante se déploie dans des phrases descriptives et longues, comme pour mieux retenir le souvenir, s’accrocher à l’instant fugace de la remémoration. Les pensées et les commentaires affleurent, sur la pointe des pieds, comme pour ne pas déranger.

    Le fils s’en retourne sur les lieux de Paris où sa mère a travaillé et vécu : ateliers de tailleur, boutiques-ateliers ou l’appartement de Georges, le frère tant aimé qui détourna pourtant l’héritage familial. Et puis il y eut, après le «gourbi » de la rue d’Aubervilliers, cette modeste chambre sans commodités, au 204 rue du Faubourg Saint Martin. C’est là, au milieu de l’indéchiffrable gouaille des faubourgs, que l’exilée porta à bout de bras son foyer, constitué d’un mari trop tôt paralysé et de son unique et anémique rejeton. C’est sur le tard, à 40 ans, en 1947, que Victoria épouse Yervant. Mariage sans amour, rencontre de deux solitudes qui deviendra avec l’arrivée, trois ans plus tard, de l’unique fils, Jiraïr, un couple uni et une famille. Avec si « peu de vocables à sa disposition », Victoria ne parle pas beaucoup. Ou à peine. Elle aime en silence. Elle fait fasse à la vie, en silence. L’amour des siens et le renoncement pour viatique. « Heureusement, songe-t-elle, les sentiments ne se prononcent pas ; n’ont pas d’accent étranger ; ne nécessitent pas une articulation spéciale. Le silence est leur royaume. »

    Jiraïr grandit entre deux langues : celle « de l’amour » (le français) et l’autre, « l’arménien de Constantinople-Istanbul », qui s’est infiltrée et chemine mystérieusement en lui. Très tôt le père est paralysé, le gamin souffre d’anémie. Victoria travaille. Victoria soigne. Victoria élève son « fiston prometteur », « la promesse », celle de la réussite scolaire, de l’éducation comme un investissement. « Ne me traîne pas de malheur en malheur » lui écrit-elle un jour. En 1965, grâce à l’association des paralysés de France, la famille obtient un appartement à La Courneuve. Plus tard, veuve et seule, Victoria souhaite revenir sur Paris. « Après tout, elle se sent autant Parisienne que Constantinopolitaine, et serait à même de revendiquer une citoyenneté d’un type particulier combinant géographie et rêverie. Aucune ligne de démarcation n’est tracée en elle. » Victoria referme la parenthèse dans un dernier appartement, au numéro 13 de la rue des Amiraux. La « ressortissante étrangère », née à Constantinople, est enterrée à Avranches, dans la Manche.

    Qu’il y a loin entre « le prestige de Beyazid » et la condition d’immigrée à Paris. C’est « la dégringolade des apparences ». Victoria, « épave parmi les épaves » s’est échouée sur « l’île de la pauvreté »,  dans un quotidien « où le noir l’emporte si souvent ».  Pour « atteindre la nuance de vie d’un être particulier », Martin Melkonian  privilégie, le concret, le détail physique, les faits. Il s’appuie sur des « miettes » de souvenirs, des bribes d«’arménien de Constantinople-Istanbul, deux ou trois papiers et lettres et pas davantage de photographies. Il y ajoute les lieux d’une vie et les silences bourrés de tendresse d’une mère qui avait fait du renoncement son bouclier. Avec ces maigres indices et son amour pour sa mère aujourd’hui disparue, Martin Melkonian réussit à recomposer le fil fragile d’une vie, ressusciter un être bien réel, ranimer une femme que l’on souhaiterait prendre dans ses bras, avec qui l’on partagerait quelques tiropitakias et autres beureks. Attablés à la terrasse ensoleillée d’un traiteur grec de la rue du Poteau à Paris, on l’écouterait évoquer ses souvenirs, ses « retrouvailles éclairs avec le Bosphore » que sept décennies d’exil n’ont pas réussi à effacer chez cette vieille immigrée qui s’appliqua, sa vie durant, car tel est le lot de l’étranger, à donner le change jusque et y compris sur les photos de famille : « chaque pose ou chaque surpose apparaît avec la marque spéciale de la revanche. De la revanche et du rappel. C’est mieux qu’un « Voilà comment j’aurais dû être ». Peut-être un « Voilà comment je suis restée ».  Fidèle à un nous enfermé dans une jarre dormant au fond des eaux du Bosphore. (…) La surpose : une dignité plutôt qu’une vanité ; une endurance plutôt qu’une dignité. Le langage d’une femme d’origine arménienne en terre franque. »

    Dans cette évocation délicate, emplie de tendresse, à l’écriture élégante et subtile, Martin Melkonian ne laisse affleurer que de rares commentaires, disposés ici ou là avec discrétion. On est loin du texte d’Ali Magoudi (Un Sujet français, Albin Michel, 2011), reconstitution psychologisante de la figure paternelle et où l’enquêteur-narrateur occupe le terrain. Dans ce long poème d’amour, le fiston s’efface derrière la mère. Arménienne est un très beau texte sur la mémoire et le temps. Sur la perte aussi, née des bifurcations de l’existence, de l’exil, des générations qui passent, d’un fils qui prend le large : « plus j’affiche mon présent, plus je gomme son passé. Mieux dit : mon présent aimanté par un avenir libérateur ne s’accorde plus avec son passé enchaîné. » Récit sur le vieillissement, la solitude comme antichambre de la mort, Arménienne est un long poème d’amour d’un fils à sa mère. « Je ne chasse par l’Arménie ; je l’ignore. Et l’ignorant, je respire ou crois respirer. Je méconnais le redéploiement infini de l’être vers l’origine, cette origine qui tient lieu d’ego. Le lieu par excellence. Le repose-tête ! ».

     

    Maurice Nadeau, 2012, 120 pages, 19,50€