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  • Un moment d’oubli

    Abdelkader Djemaï
    Un moment d’oubli

    43625555.jpgDjemaï, l’auteur, en son temps et avec cette économie de moyen caractéristique de son œuvre, fit respirer la société algérienne jusque dans ses remugles et son étouffement les plus secrets. Plus tard, après des années d’exil forcé, effleurant avec sensibilité la fragilité des êtres, il raconta la solitude et les blessures silencieuses des vieux immigrés. Aujourd’hui, l’Algérien, exilé, qui ne cesse de sillonner la France du Nord au Sud et d’Est en Ouest pose ses yeux sur les fantômes de nos rues : les SDF, les laissés-pour-compte, ceux qui effraient autant qu’ils blessent les consciences. C’est « à tous ceux qui sont dehors » qu’il dédie son livre. « Ton cas, tu le sais bien, n’a rien d’exceptionnel. Il y a de plus en plus de personnes qui errent comme toi, parfois en groupe ou avec leurs chiens, dans des cités plus dures, plus impitoyables que celle où tu as débarqué, sans le faire exprès, il y a presque deux ans. Des hommes et des femmes de plus en plus jeunes aussi (…) ». Il y a sans doute bien des raisons de se retrouver à la rue. Jean-Jacques Serrano, ce fils d’un menuisier rital et d’une « Savoyarde pur beurre », n’est pas une victime de la crise, du chômage ou du surendettement. Non, un autre drame s’est abattu sur lui.
    Tout cela est bien ficelé, la construction du récit équilibré, les rappels et les résonances fonctionnent, la curiosité – pourquoi Jean-Jacques Serrano cultive-t-il presque sa mystérieuse douleur ? – tient le lecteur en alerte. L’écriture, toujours économe, est maîtrisée. Le regard semble plus extérieur, moins intériorisé que les précédents romans sur l’Algérie ou l’immigration algérienne.
    Les fidèles de Djemaï retrouveront avec félicité la gourmandise de l’auteur qui coule ad libitum au fil de sa plume. Écriture des sens et du concret qui aime à s’arrêter sur les gestes du quotidien,  il n’y a qu’à lire la première phrase du livre pour s’en convaincre. Dans tous les romans de Djemaï, les plats défilent. Ici, un gâteau aux châtaignes, une viande de taureau aux abricots, un poulet aux pruneaux, du rosé de Tavel. Et toujours aussi cette place accordée au cinéma (ici bien sûr les films de Lino Ventura), à la petite reine, le Tour de France, à l’évocation nostalgique des années 50-60 ou au drame de la Guerre d’Algérie…
    A.Djemaï fait plus que raconter la « longue et épuisante dérive » de cet homme, il lui redonne une identité, lui offre l’occasion de rejoindre, l’espace de quelques pages, le cercle des humains. Jean-Jacques Serrano est un ancien flic. Il n’a revu, Laure son ex-femme qu’à l’enterrement de sa mère. Ensemble, ils ont un fils, Lucas.
    Avec des soldats venus d’Afrique, Roberto, son père, avait fait Monte Cassino. Il « admirait Angiolino Giuseppe Pasquale Ventura, dit Lino Ventura, un rital né comme lui à Parme ». Le jeune Ventura, le futur Lino, a rejoint dans les années trente, clandestinement, ses parents à Paris… « à cette époque où on continuait de taper sur les macaronis, il évitait de sortir dans la rue ou de prendre le métro, car il craignait d’être arrêté par la police. » Tiens ! Certains négligent certaines histoires. Il est bon de rafraîchir les mémoires. C’est comme l’ex-collègue de Serrano ! Un flic raciste, méchamment raciste, qui a oublié qu’il vient d’ailleurs… A.Djemaï, l’exilé algérien, attentif aux « damnés de la terre » rapproche le sort des SDF de celui des étrangers clandestins. « Personne ne sait ton nom ni d’où tu viens. Tu n’as même pas un sobriquet, méchant ou sympathique. Ni de chien ou de chat pour te tenir compagnie. Tu n’es qu’un fantôme sans prénom, une silhouette morte, une ombre creuse qui se traîne sur les trottoirs de S… (…) tu es une sorte de clandestin à visage découvert, un réfugié maigre et dépenaillé. A la différence des étrangers, tu n’as pas à te cacher (…) ». Il est vrai aussi que ce « clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays. (…) » peut, lui, être secouru, aidé, sans que cette solidarité ne conduise nécessairement devant un tribunal.
    La fin du récit de ce « clandestin usé comme ses semelles, enfermé en lui-même et dans les frontières de son propre pays. (…) » est accélérée, comme précipitée : « il nous faut à présent aller vite pour raconter ton histoire (…) ». « Vite » ! Comme des regards furtifs et fuyants ?

    Edition du Seuil 2009, 86 pages, 13€