Sema Kiliçkaya
Le Chant des tourterelles
Sema Kiliçkaya est née en Turquie en 1968, mais c’est en France qu’elle a grandi. Professeur d’anglais et traductrice, Le Chant des tourterelles est son premier roman. Elle y décrit avec un art consommé du conte l’histoire sur trois générations d’une famille turque. Au centre du récit il y a la noble Djémilé, qui, après la mort de Rassime, son époux, quitte Alep en Syrie, pour s’en retourner, avec ses enfants, au village natal, à Antakya. Sous le regard bienveillant des tourterelles, omniprésentes, à la fois témoins et confidentes, elle s’efforcera d’y refaire sa vie, et après elle, ses enfants et petits-enfants. Les tourterelles de Sema Kiliçkaya rappellent les pigeons du Shanghai de la romancière chinoise Wang Anyi (Le Chant des regrets éternels, Philippe Picquier, 2006). Djémilé, hantée par une étrange prédiction faite avant son départ de Syrie, tentera, tout au long de son existence, d’en conjurer le sombre augure.
Un amour éclaire Le Chant des tourterelles, celui de Sévime et de Souane, le fils de Djémilé. L’histoire d’une passion alaouite en terre turque, une terre riche de sa diversité mais aussi victime de ses oppositions : à travers le quotidien alaouite, le lecteur perçoit les menaces qui planent sur les minorités, comme l’opposition entre Turcs et Arabes ou l’évocation par l’Arménienne, du génocide auquel prirent part les populations kurdes.
Car Sema Kiliçkaya mêle avec doigté histoires individuelles et grands événements nationaux et internationaux. Elle esquisse l’arrière-plan des existences, démonte la mécanique souterraine où le destin des individus est emporté par le vent de l’histoire.
Bien sûr, en ce temps, les Alaouites, les Sunnites, Orthodoxes, les Chrétiens, les Juifs, cohabitaient en relative harmonie. Un temps aussi où l’islam n’était pas encore exclusif. Un temps où l’on pouvait se permettre d’écourter la prière à la mosquée pour filer au cinéma... Les cieux étaient plus cléments, les hommes et les femmes semblaient jouir de plus de libertés et la mondialisation frappait, avant l’heure, aux portes de ces villageois. Elle prenait les traits des actrices américaines comme Rita Hayworth ou françaises avec Brigitte Bardot. Les femmes se fardaient à l’image de leurs idoles tandis que Sévime préférait voyager grâce au cinéma indien.
Mais voilà, Sema Kiliçkaya montre comment, de manière imperceptible, les religieux multiplieront pressions et injonctions pour imposer un islam de façade, de robot, un islam factice mais coercitif qui assèchera les existences et rendra les femmes moins gaies et leur regard moins lumineux. Car Le Chant des tourterelles raconte l’histoire récente de la Turquie à travers le regard de ses femmes et de leurs aspirations à l’indépendance, à l’éducation et à la laïcité.
Sema Kiliçkaya sait raconter et tenir son lecteur en haleine. Elle pose les situations et les personnages, rythme son récit par moult dialogues et citations puisés aussi bien dans la sagesse populaire, la tradition religieuse que les proverbes turcs.
La misère, les conflits familiaux, les oppositions diverses mineront Sévime et Souane, les jeunes mariés. Il ne leur restera alors qu’à partir vers « le royaume sans racines ».
« (…) Les chemins ne reviennent pas. Ils se démultiplient jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un. Qui file droit vers l’horizon, celui-ci » écrit Sema Kiliçkaya.
L’Arganier, 2009, 210 pages, 15 €