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Les mots étrangers

Vassilis Alexakis
Les mots étrangers


Alexakis_DS-retouche-2.jpgSi selon le philosophe et sinologue François Jullien il y a urgence à « penser d’un dehors », car il serait impossible voire dangereux de vouloir se penser sans penser le monde, sans penser au dialogue entre les cultures, aux échanges entre les hommes, alors, Vassilis Alexakis, romancier grec installé en France depuis des années, raconte ici une expérience qui pourrait, en partie, servir d’illustration et de défense à cette disposition de l’esprit pressante face aux menaces qui pèsent sur la figure de l’étranger et aux dangers d’uniformisation, marchande ou guerrière, qui guettent la planète.
Vassilis Alexakis qui écrit aussi bien dans sa langue maternelle qu’en français, décide, peu de temps après la mort de son père, d’apprendre une autre langue, des mots nouveaux, des « mots étrangers ». Il s’y plonge comme dans une « cure de jouvence ». Des mois durant, aidé d’un seul gros dictionnaire et de l’unique méthode existante, il se lance dans l’étude, quotidienne et solitaire, du sango. Idiome au nombre de locuteurs réduit, usitée dans le seule Centrafrique, langue de tradition strictement orale ne bénéficiant d’aucun enseignement et encore moins de méthodes pédagogiques. Méprisée par les Français et les nouveaux maîtres du pays, seul, un quarteron de chercheurs, ethnologues, universitaires et autant, c’est-à-dire bien peu, de locuteurs du cru, s’efforcent de tirer de l’oubli et de sauver cette langue et une culture tout de même et aussi patrimoine de l’humanité. Quand la globalisation se plait à rimer avec uniformisation et utilitarisme, cette initiative personnelle et littéraire s’avère bien salutaire et invite, sans grand discours ni effets de manche, à réfléchir sur la responsabilité de chacun dans la marche du monde. Car enfin, pourquoi diable aller se coltiner avec le sango quand tant d’autres langues, parlées par des millions de locuteurs et dotées d’une culture livresque plusieurs fois millénaire, sont là qui nous tendent les bras et nous offrent mille et une raisons gratifiantes pour justifier des heures et des heures de travail (d’investissement pour nos modernes esprits calculateurs) ? Avec d’autres (Patrick Chamoiseau, Amin Maalouf...), Vassilis Alexakis met son talent et son expérience au service de la diversité menacée : « il me serait très douloureux d’écrire en français si j’avais dû renoncer au grec. Je peux faire l’éloge de l’étude des langues, pas celui de leur oubli ». Mais enfin et pour en revenir au sango, « ne pas avoir de raison d’apprendre une langue n’est pas une raison ne de pas l’apprendre »...
Sans raison ? En apparence seulement. Car le Monde est Un et si depuis Térence - un autre Africain, mais berbère celui-là - nul n’est sensé ignorer que rien de ce qui est humain ne lui est étranger ; à l’aube de ce XXIè siècle, nul ne peut non plus prétendre mettre à distance ce monde qui constitue, de plus en plus, le quotidien de chacun. La « société-monde » (Edgar Morin), est là dans nos intérieurs, sur notre table, dans nos rues, dans nos langues, dans nos vies et dans nos mémoires.
Ainsi par l’histoire, celle de la communauté grecque installée en terre africaine, par sa famille et par son enfance, Vassilis Alexakis avait rendez-vous avec le Centrafrique et le sango. Le dehors de l’autre devient notre dedans.
Avec ce texte plaisant, un brin enchanteur, le lecteur partage la jubilation de l’écrivain pour ces mots étrangers, ces phrases aux constructions nouvelles qui laissent deviner une autre ouverture au monde, une autre poésie, un autre imaginaire. Avec lui, il partage cette « cure de jouvence », ce « nouveau départ » qui à nouveau rend disponible. Disponible d’abord à l’autre à commencer par les Africains de son quartier jusque là « invisibles », disponible aussi à une nouvelle approche de l’existence marquée notamment par la positivité de cette langue nouvelle comparée au grec et au français. « Les mots me font penser à des immigrés qui ressassent leurs souvenirs : ils me parlent de leur pays sans réussir à me communiquer leur nostalgie ou leur détresse ».
Vassilis Alexakis séjournera quinze jours en Centrafrique. Il y expérimente et parfait ses récentes acquisitions linguistiques et connaissances culturelles. Il évoque en visitant des commerces et des habitations souvent délabrées et abandonnées la présence grecque dans le pays et retrouve même le dernier représentant de cette communauté. Un vieil hellène dont le malheur est d’avoir un fils qui « n’est heureux qu’au milieu des Noirs », lui, qui, comme la plupart des membres de la communauté française, n’a que mépris pour eux et leur langue.
Mais laissons là les grincheux et laissons nous plutôt gagner, au sortir de ces bains de jouvence, par cette disponibilité oubliée, ce sentiment de fraternité avec toutes les choses créées que Jean Amrouche, chantre lui aussi d’une autre langue et culture menacées, appelait « l’esprit d’enfance ».

Edition Stock, 2002, 321 pages, 18,95 €

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