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  • De Niro’s Game

    Rawi Hage
    De Niro’s Game

    hage_rawi.jpgLe contenu d’une valise ou d’un sac de clandestin que vomit nuitamment un cargo dans une ville encore endormie livre quelques détails sur celui qui débarque. Dans son sac, Bassam, a emporté un revolver, de l’argent et un chandail de laine. De cette arme, il est facile de déduire que l’homme vient de quitter ou de fuir un quotidien de violence. L’argent pourrait être le fruit de quelques économies ou le résultat d’un larcin. Le chandail tricoté à la main rappelle sans doute le don d’un être cher. Une mère ? Une sœur ? Une épouse ?
    Dans De Niro’s Game, Rawi Hage, raconte avec une force étonnante pour un premier roman, l’histoire de Bassam et de Georges, son ami d’enfance. Ils sont Libanais. Chrétiens de Beyrouth. Le Beyrouth de la guerre civile et des bombes. Cette chronique est celle des bombardements, des immeubles éventrés, de la mort et de la solitude, des luttes entre factions armées, celle aussi des seigneurs de guerre qui engraissent et engrangent  sur le dos de martyrs shootés à l’idéologie et à la cocaïne ou de pauvres bougres bien obligés de remplir la gamelle familiale. Rawi Hage laisse deviner la sauvagerie des milices qui déciment le camp palestinien de Sabra et Chatila ; le terrorisme en complet veston et robe de soirée des responsables israéliens ; l’exploitation des immigrés égyptiens par les milices…
    Mais cela n’est que la toile de fond de ce récit. Rawi Hage raconte l’histoire de deux hommes. Bassam et Georges. Deux amis d’enfance que la guerre - ou la vie - va séparer. Deux amis qui filent sur la moto de Georges dans une ville noyée sous une pluie de bombes. Nos deux compères échafaudent des plans pour se faire du fric. Ils détournent de l’argent de la salle de jeux où travaille Georges. Bassam livre du mauvais whisky au secteur musulman de la ville. Ensemble, ils lèvent beaucoup moins de filles qu’ils ne vident de bouteilles. Georges est un bâtard, élevé par sa seule mère ce qui est loin d’aller de soi dans une société patriarcale...  Bassam, l’Arménien, vit avec sa mère et fricote ave Rana. Mais même dans une ville en ruine, derrière les murs délabrés, les yeux continuent de surveiller les hymens des jeunes femmes, les « longues langues » s’insinuent sous toutes les portes, sous toutes les jupes.
    Bassam veut quitter Beyrouth, « laisser cette terre à ses démons », ce pays où « dix mille cercueils dormaient sous la terre et au-dessus, les vivants dansaient toujours, les bras chargés d’armes à feu. » Georges, lui, s’enfonce, un peu plus dans la guerre, la violence et l’autodestruction. Bassam, surnommé Majnoun (le fou), n’est ni un tendre, ni un faible… Heureusement. Pourtant, le soutien et la protection de Nabila, la tante de Georges, lui seront utiles. A Paris, dans un univers de manipulations, d’espionnage et d’agents de renseignement, il retrouve la sœur de Georges, c’est elle qui lui apprend l’histoire du père absent.
    L’écriture de Rawi Hage est métallique et sensuelle, âpre, rugueuse et pourtant fluide car emportée par un torrent violent gros de la bêtise des hommes, ces « chiens humains, [ces] chiens portant masques d’hommes, [ces] chiens armés de fusils (…) », un torrent qui emporte tout sur son passage : le beau comme le laid, l’amour comme la haine, la fraternité des camps opposés comme la cruauté des assassins. Ce récit de guerre au réalisme cru nimbé de bouffées de rêve et de bouffées fantastiques prend des airs de polar et de secrets de famille.
    De Niro’s game balance entre Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino et Albert Camus. Bassam est un homme absurde celui qui, pour paraphraser l’auteur du Mythe de Sisyphe, par le seul jeu de sa conscience, transforme en règle de vie ce qui était invitation à la mort - et refuse le suicide.

    Traduit de l’anglais (Canada) par Sophie Voillot, édition Denoël 2008, 267 pages, 20€

  • Leconte de Lisle ou la passion du beau

    Christophe Carrère
    Leconte de Lisle ou la passion du beau

    20704827_2308419.jpgCette biographie, pointue et méticuleuse, que Christophe Carrère consacre à celui que nos vieux manuels affublent du triste titre de « prince des Impassibles »,  dépoussière heureusement nos représentations sur l’homme et son œuvre. A bien des égards et a contrario de l’officielle caricature, ce Charles Leconte de Lisle, né un 22 octobre de l’année 1818 et mort le 17 juillet 1894, apparaît comme un être fragile et amoureux, à commencer de sa cousine, Marie-Elixène de Lanux, partie si jeune et qui toujours restera sa muse. Un homme souvent sympathique, clairvoyant et même drôle. Dans son œuvre - Poèmes antiques (1852), Poèmes barbares (1862) et Poèmes tragiques (1884) (1) - voisinent le polythéisme grec puis hindouiste, son île de la Réunion, la nature et la faune, les soubresauts et les bassesses d’un siècle où l’argent devient roi, les flèches tirées sur les tartuffes et autres bondieuseries. Leconte de Lisle se révèle à la fois d’une actualité étonnante et d’une exigence qui, elle, semble appartenir à un autre temps.
    Christophe Carrère écrit que Leconte de Lisle est « un être métissé, morcelé, fragmenté, brisé, un poète immigré, moderne parce que bigarré, pluraliste et nomade, à dimension universelle. » Il veut en finir avec « la légende, pourtant combattue depuis les origines par les amis du poète et par le poète lui-même, de l’impassibilité élitiste, de la condescendance olympienne ».
    Cet être fragmenté a passé son enfance et une partie de sa jeunesse entre l'île Bourbon natale, l’actuelle Réunion,  et la  Bretagne, du côté de Rennes (Dinan) avant de s’installer à Paris en 1845. Fils de colon, il s’engagera pourtant aux côtés de Victor Schoeler contre l’esclavagisme.
    Anticlérical, il fustige « les paradoxes de cette orthodoxie (catholique) qu’il avait vue s’épanouir dans la vie culturelle des créoles de Bourbon, et notamment chez sa mère, catholique fervente, qui ne s’était jamais attendrie du sort des esclaves aux oreilles coupées, aux mains tranchées, aux jarrets sectionnés (…) ».
    Très tôt, le jeune Charles cru en sa vocation poétique mais c’est bien tard, que le vieillissant Leconte de Lisle reçu quelques lauriers. Le chef de file des Parnassiens comptera pour principaux disciples le fidèle Hérédia, Villiers de l'Isle-Adam, Léon Dierx, Sully Prudhomme et Mallarmé. Il fut reconnu par ses pairs  -  y compris par ceux qui comme France, Verlaine, Mallarmé ou Baudelaire s’en écartèrent - comme l’un des plus grands poètes de sa génération. Pourtant une longue partie de sa vie, il eut à se débattre contre une angoissante et tenace pauvreté.  L'Empire lui accorda bien une pension et le décora même. Mais outre que cela lui fut reproché à la chute du « petit » Napoléon, ces maigres subsides ne lui permirent pas de vivre à l’aise et de subvenir au besoin des siens. La République le fit sous-bibliothécaire au Sénat et le nomma officier de la Légion d'honneur. En 1886, après s’être enfin résolu - plié - aux protocolaires visites, Leconte de Lisle fut élu à l’Académie française, au fauteuil 14, celui de Victor Hugo.
    Pourtant perspicace, la politique ne fut pas son fort. Fouriériste à ses débuts, il délaissa ses premiers engagements pour un socialisme bon teint et une fibre républicaine. Il finira même par s’insurger contre le dogme fouriériste « pour s’orienter vers la route claire de la pure et simple beauté. » Car cet homme épris d’idéal et de hauteur fut déçu. « Il fallait renoncer à la politique qui (…) n’était pas faite pour les poètes ». Les masses sont stupides – comme les politiciens. Il deviendra même un anti-communard que Verlaine cessera de fréquenter pour cette raison.
    Pour son biographe, « loin de le blâmer d’être entré – si peu – dans l’arène politique, il convient donc de le féliciter d’en être si vite ressorti. De fait, sa supériorité sur Ménard vient de la rapidité avec laquelle il a choisi l’échec (…). Leconte de Lisle ne subit pas l’échec à la manière de Flaubert : il le prend pour thème poétique et comme conversion à l’Idéal. » C’est ainsi qu’il va peu à peu, explique Christophe Carrère, « ne s’attacher qu’à la seule beauté qui fut à la fois moralement unique et esthétiquement multiple, celle de la forme ».
    Voici donc une biographie pointue, où l’intimité du poète voisine avec les fracas de ce bruyant XIXe siècle. L’un des nombreux intérêts de ce travail est de ne pas chercher à masquer les contradictions, les évolutions, l’absence de logique de système chez cet esprit rétif à toutes représentations figées qui, pour autant, ne galvauda jamais certains principes et ne prostitua aucune de ses valeurs.
    « L’homme que j’étais n’aura jamais été connu », disait Leconte de Lisle de lui-même. Suivons pourtant Christophe Carrère dans sa tentative de lever le voile sur la double nature du poète, celle du « paria, proscrit des lettres françaises et de personnage créole tourmenté entre deux natures, la blanche et la noire, la libre et l’asservie, la républicaine et l’aristocratique, la parisienne et la saint-pauloise, la très secrète et la plus célèbre ». « Si Charles revêtait un masque, Leconte de Lisle, lui, en affichait bien mille ».


    1- Tous disponibles en poche chez Gallimard dans la collection « Poésie ».

    Éditions Fayard, 2009, 677 pages, 34 €