Koffi Kwahulé
Monsieur Ki. Rhapsodie parisienne à sourire pour caresser le temps
Un masque africain, une tête de singe sur un corps de chien, qui se baguenaude en plein après-midi dans un immeuble de la rue Saint Maur à Paris c’est le « déconnement » absolu - version africaine. Le « déconnement » des Anciens d’un village-fou qui ont expédié ledit masque pour rappeler quelque fils dudit village à sa tradition et à ses obligations envers « l’Ancêtre-à-tête-de-cynocéphale »... Contre son gré, cela va sans dite, pour cet homme, le seul du village-fou, qui n’était pas un déconnard…
Mais quid aussi de ces lettres, tout en remontrances et en accusations imaginaires, expédiées régulièrement par un voisin irascible, maître es procédure et jargon juridiques, à une modeste concierge parisienne qui n’en peut mais ? N’est ce pas, là itou, une forme de « déconnement » ? A la sauce française ou moderne cette fois. Cette pauvre femme, qui a acheté à crédit une petite maison en Ardèche pour ses vieux jours, doit aussi se coltiner ce voisin… Le « déconnement » est absolu, universel et ses formes impénétrables.
Dans cet immeuble de la rue Saint-Maur, un immigré africain vient d’emménager. Dans la chambre de bonne qu’il loue, l’ancien locataire, celui que la concierge appelle « Monsieur », a laissé en évidence des enregistrements audio sur une bande magnétique. Une sorte de testament sonore dans lequel il y raconte son histoire. « Monsieur » était étudiant, venu en France pour y poursuivre ses études, avant de retourner dans son pays pour y faire profiter les siens de ses lumières acquises en exil. Entre deux crises d’asthme, « Monsieur » s’adresse à un certain « Monsieur Ki », personnage imaginaire ou masque, peu importe… Il lui raconte les histoires du village Djimi, ce village tellement fou que juge et administration ne veulent plus en entendre parler. Il parle du chasseur et de son chien Pelé, des matchs de foot entre les jeunes du village et ceux du voisinage, du centenaire qui portait sa mort autour du cou... Les personnages du village sont plutôt cocasses. Il y a le lubrique Dynamo, le furieux Tétanos, Anaconda-douze au « bangala » d’exception ou le francophile « Aléman » et sa femme « Gestapo » capable de « bordéliser » une atmosphère en moins de deux. Entre deux histoires, le lecteur se voit gratifier de quelques références ethnographiques, de récits sur les mythes, la cosmogonie et les croyances de ces villageois d’un genre particulier pour qui la mort est une défaite et le suicide une trahison..
Cette déconcertante « rhapsodie parisienne » swingue entre mythes et croyances africaines d’une part, folie paranoïaque et procédurière d’un citoyen lambda du XXIe siècle d’autre part. Mythe et croyances collectives ici, procédure et individualisme là, aliènent tout autant les âmes de nos contemporains.
Déconcertante (et enthousiasmante) aussi par sa forme, originale, qui mêle les récits, les registres et les styles, malaxant la langue française, l’irrigant de trouvailles, de mots et de néologismes inventés ailleurs…
Il y a d’un côté le poids écrasant du groupe et de l’autre la solitude version occidentale. « C’est un monde de cinglés ici. Et on a vite fait de rentrer dans le rang, de devenir « dingue » (…) ». Le racisme ? « c’est comme l’hiver on ne s’y habitue pas ». « Monsieur » ne voyait personne. Ne parlait à personne. Sauf à Sue Helen, la fille de la concierge.
« Je ne cours pas après un destin ! Je n’ai envie d’aucune prédestination ! » confie l’ancien locataire à Monsieur Ki. Pour échapper aux obligations, pour ne pas « être mangé en sorcellerie » et ne pas, à son tour, devenir un masque, devra t-il se réfugier dans la mort ou utiliser les ruses du métissage ? Et cela sera-t-il seulement suffisant… ?
Comme une brume matinale, le tragique plane sur cette rhapsodie aux accents bouffons et aux airs légers. Après Babyface (paru en 2006 chez le même éditeur), il s’agit là du deuxième roman écrit par Koffi Kwahulé, Ivoirien né en 1956, installé à Paris, et auteur de plus d’une vingtaine de pièces de théâtre.
Gallimard, collection continents noirs, 2010, 146 pages, 16€