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  • Bronx Boy

    Jérôme Charyn

    Bronx Boy

     

    charyn.jpgDans cette belle collection qui invite les auteurs à livrer quelques mémoires tirées des nimbes de l'enfance, Jérôme Charyn narre l'histoire d'un jeune chevalier évoluant dans un Bronx féodal, peuplé d'émigrants russes et juifs, divisé en bandes rivales mais régies par un code de l'honneur exigeant. Chaque gang arbore son blason, qui une plume bleue au chapeau, qui une couleur noire sur noire, qui noire sur noire rehaussée de rouge coq qui enfin du jaune délavé et du marron.

    Ici règne la castagne bien plus que le crime (quoique…) et le mieux armé n'est pas forcément celui que la nature a doté des plus gros biceps. Il faut aussi savoir jouer des méninges. De ce point de vue, notre héros de douze ans dame le pion à plus d'un, petits ou grands. "Bébé" Charyn est le rejeton d'une famille d'immigrés biélorusses où le père tient le second rôle. En revanche, la mère, Feigelé, par sa droiture et sa finesse est aimée de tous, à commencer de son fiston. Dans les clubs fermés des malfrats locaux, elle sait distribuer les cartes comme personne et, pour cette raison, a gagné l'estime et le respect des joueurs par ailleurs peu commodes. Mais, Feigelé perd la vue. Aussi, pour annoncer le jeu, a-t-elle besoin de son rejeton lequel, non content de lui lire des livres, va jusqu'à lui écrire des histoires. Car ce "roi de la manigance" est un garçon doué qui a failli, grâce à son intelligence (un original exposé sur Benedict Arnold, général américain dont l'histoire n'a retenu que sa trahison en 1780), bénéficier d'une bourse d'étude pour lui assurer un avenir autrement prometteur à Chicago. Mais, ici comme ailleurs, les portes de la philanthropie ne s'ouvrent pas nécessairement à tous. "Mon avenir se dessinait bien en noir sur fond noir" écrit le recalé obligé de poursuivre sa scolarité à la "P.S.61" ou Public School 61 et d'intégrer la bande des Bronx Boys.

     

    "Bébé" Charyn, l'"érudit manqué reconverti en voyou" appartient au Bronx, à ce district de New York divisé en territoires et en bandes où la faune de gangsters, de flics, de juges et autres politicards appartient au plus puissant, où les confiseries sont des QG et les clubs privés des châteaux forts de papier, où le diabolique "Petit Homme", le dictateur Meyer Lansky - une vieille connaissance des fidèles de Charyn - est le véritable et sanguinaire satrape du coin, celui face à qui Will Scarlet n'est qu'un tempétueux "prince du chaos".

    L'âme chevaleresque de "Bébé" Charyn doit déjouer l'hostilité de petites frappes et amadouer le mépris des cercles plus "aristocratiques". Pour vaincre, il lui faut compter tantôt sur la protection de roitelets, tantôt sur l'entremise de femmes influentes. Débrouillard, il exerce mille et un boulots : livreur d'œufs, roi du mokacao (lire la recette à la page 69), "garde du corps" d'une michetonneuse dont il s'amourache, répétiteur pour jeunes filles de (bonnes) familles (de voyous), conteur pour une riche émigrée ci-devant membre de l'aristocratie moscovite et aujourd'hui épouse de caïd, serveur dans un repaire de voyous, racketteur à l'occasion…

    Les aventures de "Bébé" Charyn ne manquent ni de piquant ni de caractère. D'autant plus que la description des personnages et des événements ne s'embarrasse pas d'inutiles circonvolutions : le style est à l'économie, la simplicité de rigueur, la phrase file, directe et dépouillée de tout adverbe ou adjectif superflu. Cela swing sur un tempo parfaitement maîtrisé, de la première à la dernière note et jamais le lecteur ne désire lâcher ce récit écrit par un exceptionnel conteur.

     

    Bien sûr les premiers émois de l'adolescence tarabustent notre grand écrivain en culottes courtes mais ce n'est pas avec la belle Sarah ou avec Anita que "Bébé"  va perdre son pucelage mais avec Miranda. Ah ! Miranda… Quelle classe ! Chef de la bande rivale des Araignées de Simpson Street, elle est le seul soutien de sa grand-mère, avec qui elle partage un méchant appartement dans une rue misérable du Bronx. Seule sa beauté intérieure transfigure l'âpreté de son visage. "Bébé" et Miranda c'est Roméo et Juliette dans le Bronx, les Bronx Boys et Les Araignées tenant lieu des Montaigu et des Capulet. Les deux amants parlent littérature : Flaubert aux yeux de l'amazone était un type "couillu" pour avoir écrit Madame Bovary, c'est-à-dire un livre sur "une héroïne que personne ne pouvait admirer" !

    Avec émotion, le lecteur voit défiler des tranches de vie, réelles ou parfois "recréées" selon l'avertissement de l'auteur. Mais le style distant et léger ne doit pas faire illusion : ce que montre Jérôme Charyn est dur : la délinquance et son lot de violences, un monde de voyou où la faiblesse se paye cash, des vies trop tôt emportées, des existences brisées…

    Jérôme Charyn quittera deux fois son Bronx. La première pour aller poursuivre ses études de l'autre côté de la rivière de Harlem à Manhattan. La seconde, quand revenu sur ses terres médiévales comme professeur à Hermann Ridder, le vieux collège fréquenté par tant de générations, il doit, en douce et fissa, s'esbigner. Pourtant Jérôme Charyn ne s'est jamais vraiment envolé bien loin de son quartier. Il a beau courir, il reste ce "petit gars du Bronx, avec une plume bleue en guise de pistolet et de stylo".

     

    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) éd. Gallimard, collection Haute Enfance, 2004, 333 pages, 21 euros.

     

     

  • Lumière bleue

    Hussein Al-Barghouti

    Lumière bleue

     

    Barghouti.jpgTexte étrange que ce récit en partie autobiographique écrit par un poète, romancier, dramaturge et essayiste décédé il y a deux ans. Hussein Al-Barghouti, qui a été professeur de littérature comparée aux universités de Bir Zeit et d'Abou Dis, y raconte son séjour aux Etats-Unis, au temps où il y était étudiant. Le propos ne porte nullement sur les heurs et malheurs de l'exil estudiantin à Seattle. Pas de campus ensoleillé ici, de rencontres teintées de découvertes érotiques et d'exotisme culturel. Pas même une défense en règle des frères restés en Palestine ou un plaidoyer en faveur d'un peuple victime d'une injustice dont tout le monde se fout. En ce sens peut-être Hussein Al-Barghouti appartenait à un nouveau courant de la littérature palestinienne. En tout cas l'auteur, en ces temps de violences et d'impasse politique, n'est pas là où on l'attend. Ce qu'il décrit ici est sa rencontre, dans un milieu de marginaux, avec Bari, un "clochard" ou un "vagabond" énigmatique. L'homme est un soufi d'origine turque de la confrérie des derviches tourneurs, aux méthodes brusques et aux réactions abruptes et parfois incompréhensibles. Folie ou sagesse ? La question se pose. L'auteur-narrateur est lui-même hanté par la peur de devenir fou. Pour y échapper il déambule des nuits entières et pousse la porte de sectes tout justes bonnes à laver les cerveaux avant de rencontrer Bari. Les conversations avec cet être étrange marquent le commencement d'une quête initiatique où, par-delà l'expérience individuelle ici relatée, le lecteur, occidental et moderne, cérébral et chronologique, toujours soucieux de clarté et d'"objectivité" est invité par Hussein à découvrir une autre approche du monde et de soi. Cette nouvelle façon d'appréhender son environnement, les êtres et les choses, soi-même, est portée non seulement par le soufisme (Rûmi ou Ibn Arabi) mais aussi par les traditions amérindienne, orientale, bouddhiste tibétaine, indienne (Upanishad), ou la littérature mondiale depuis l'Épopée de Gilgamesh jusqu'à Shakespeare ou Gogol.

    Sans doute, entre poésie et ésotérisme, risque-t-on bien des errements. Mais comme dit Bari : "Eh mec ! Le monde n'est pas une construction logique à la mode allemande." Aussi l'expérience se révèle nécessaire et même utile tant sont subtiles les réflexions et méditations qui émaillent le récit.

    Difficile ici de résumer sans verser dans une simplification affadissante et recourir à une méthode d'exposition aux antipodes du propos de l'auteur.  Pour la plupart, les thèmes exposés appartiennent ou rejoignent d'autres champs littéraires, ceux de la spiritualité, de la mystique, du bouddhisme zen ou même des arts martiaux : valorisation de l'impermanence, de la fluidité et du mouvement, de la capacité de transformation et de création, de l'énergie ou de l'esprit universel, de la figure du cercle ou de la nécessité des masques, de l'esprit et du cœur sur le cerveau et bien sûr de la couleur bleue… Mais, en ces temps d'impasses et de questionnements, Hassan Al-Barghouti, à sa façon, revisite la question des identités et des mémoires et invite aussi à une autre lecture de la situation des sociétés arabes et de la question palestinienne.  

     

    Récit traduit de l'arabe (Palestine) par Marianne Weiss, Préface de Mahmoud Darwich, éd. Sindbad, 2004, 172 pages, 17 euros.