Saïd Mohamed
Le Soleil des fous
Après La Honte sur nous, gratifié en son temps du prix Beur FM, Saïd Mohamed poursuit ici son récit-témoignage. Sans doute, l’homme n’est-il pas si vieux pour se livrer à l’exercice de la rédaction des mémoires, mais enfin, accordons lui qu’il fait partie de cette catégorie de citoyen que la vie - la société - n’a pas épargné. Et puis, à l’heure où la littérature accueille et chérit les réfractaires au confessionnal, les récalcitrants du divan et autres épinglés des prétoires, qui peut encore et sérieusement prétendre qu’il existerait un âge pour écrire son autobiographie ?
Évacuons d’entrée ce qui pourrait fâcher : la structure narrative adoptée par l’auteur semble par trop décousue au point d’emberlificoter le fil conducteur du récit (et le lecteur) dans une galerie de portraits et moult descriptions des diverses expériences professionnelles du narrateur. Quel que soit l’intérêt sui generis des personnages présentés (et le talent emprunt de distance et de mordant à les croquer), ils apparaissent plaqués et sans incidence réelle sur la vraie trame de ce récit : l’amour-passion du narrateur pour Lola et son lourd héritage familial.
En revanche, Saïd Mohamed paraît maîtriser son ton. Il persifle, il gouaille, il raille, il toise cette société et les partisans d’un ordre moral trop souvent prompt à reléguer à la marge, à refouler dans l’oubli voir à accabler un peu plus les laissés-pour-compte du système. Pas revendicatif pour deux sous - cela relèverait encore sans doute d’une compromission (Albert Cossery n’est pas loin) - le réalisme, sans concession ni romantisme, montre la nature humaine pour ce qu’elle est, plus proche de Kant que de Rousseau : « Il faut savoir préserver une distance, rester sur ses gardes. Même chez les plus braves gens, lorsque le vernis de l’apparence craque, surgit l’ossature de l’humain. Rien de bien ragoûtant ». Mais il faut faire avec. Armé de cette philosophie, les surprises ne peuvent qu’être bonnes.
Ici, la « surprise » s’appelle Lola. Elle est infirmière (cela donne droit à quelques pages décapantes sur l’univers des urgences). Elle est belle, plantureuse, tendre et sensuelle. L’idylle - qui n’a rien de chaste ! - coule des jours heureux. La belle-famille feint d’accepter cet amant sans vraie situation et aux origines douteuses. Tout basculera pourtant. Lola veut un enfant. « On n’échappe pas à son passé. Il vous rappelle à l’ordre » écrit Saïd Mohamed. Le rescapé de la Ddass, le rejeton d’une famille bancale où les relations brillaient plus par leur violence que par la tendresse, n’est pas prêt. La dégradation des rapports avec Lola lui devient insupportable. Il se transforme en une loque, avachie, sans repère ni volonté, tantôt soumise, tantôt violente. La rupture est inévitable. Suicidaire, il est à deux doigts d’y laisser la peau.
Avec son copain, « Mollets-de-Coq », il file en direction du Maroc où, comme exutoire, il s’adonne à l’écriture. Les pages consacrées à cette terre qui a vu naître son père sont parmi les plus réussies et les plus acerbes du livre : le tourisme sexuel n’y a pas attendu Houellebecq et les pauvres gosses contraintes de se prostituer n’ignoraient rien d’une certaine forme de mondialisation : « si leurs oncles terrassiers ou éboueurs vident les poubelles de l’Europe, elles continuent dans la foulée à vidanger les couilles de ces franchouillards de basse-cour ». Reste la tendresse exprimée et l’identification de ce fils d’immigré marocain et d’une française avec l’avenir de ce pays.
Comme dans La Honte sur nous, le narrateur, s’en va retrouver son père qui est retourné au village natal pour y finir ses jours. Les deux hommes ne se rencontreront pas. « Quand il ne reste que du silence en travers de la gorge, les mots jamais prononcés il faut les écrire pour régler ses dettes. A défaut de lui avoir parlé, je me suis promis de parler pour lui ». Car « ces vieux-là ont trop d’honneur pour réclamer ». Alors c’est lui qui parlera du scandale des retraites, des pensions d’invalidité, des pensions militaires, des vies volées à essayer de s’intégrer avec des « dés pipés », « dans cette société tellement étrangère ». Et ce qui « chagrinait » le père chagrine tout autant le fils : « après les vagues d’émigration de la tripe et du muscle, voici venue celle des neurones. Le pillage a simplement changé de forme et de méthode, mais il continue. Les autres, les moins chanceux, ceux qui n’ont que leur cul à troquer peuvent toujours se jeter à la vague ». Sans doute n’échappe-t-on pas à son passé. Il vous rappelle à l’ordre. D’une manière ou d’une autre.
Edition Paris-Méditerranée, septembre 2001, 14,48 euros, 179 pages