Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature britannique - Page 2

  • Quand nous étions orphelins

    Kazuo Ishiguro
    Quand nous étions orphelins


    Quand nous étions orphelins.jpegComme les apparences peuvent être trompeuses. Kazuo Ishiguro n’est pas japonais ! non il est anglais. Et n’allez pas prétendre le contraire ou simplement émettre quelques doutes cela risquerait de le fâcher. Mieux ! Kazuo Ishiguro est un respectable et fidèle sujet de qui vous savez. Point à la ligne! Point d’ambiguïté non plus et nos « grenouilles » de bénitier républicain seraient bien inspirées d’en tirer quelques leçons avant de chercher à refourguer des certificats d’onction républicaine à des Français aux origines qu’ils estiment par trop douteuses.
    Oh bien sûr, il est né à Nagasaki - quand d’autres ici sont nés dans le Djurdjura ou à la Courneuve. Il est âgé de cinq ans quand il quitte l’île natale pour l’Angleterre. La famille est au complet, mais la mission professionnelle du père ne devrait pas durer. Les Ishiguro se sont contentés d’un au revoir pas d’un adieu. Si le père y avait déjà effectué un séjour, la mère, elle, ne parlait que le japonais. Tous les mois, pendant cinq ans, le grand-père adressa à Kazuo un colis contenant les magazines pour enfant à la mode au Japon, quelques puzzles et autres cadeaux. Le lien demeurait, le deuil était inutile.
    Pourtant l’homme est bien britannique, l’écrivain itou et jusqu’au bout de la plume encore. Auteur à succès, célèbre et primé, Kazuo Ishiguro a publié cinq romans. Rien à voir avec le récit témoignage, les documents de société sur les heurs et malheurs de l’immigration version britannique.
    Tenez, prenez ce Quand nous étions orphelins. De quoi s’agit-il ? Christopher Banks est un détective de renom dans l’Angleterre de l’entre-deux guerres. Adulé, sa compagnie est recherchée. Il évolue dans une société feutrée et policée, dans ce confort victorien « insoucieux de hâte », où il fait bon prendre le thé en dégustant quelques scones. À la veille des bouleversements politiques et militaires mondiaux, Banks fait partie de cette avant-garde - auto proclamée et auto-célébrée - de la lutte victorieuse du Bien contre le Mal sournois et envahissant. Pourtant, dès les premières pages - qu’il évoque ses années de pensionnat ou ses premiers pas dans la société mondaine londonienne -, Christopher Banks semble différent, ailleurs, comme extérieur ou même étranger à ces cercles. En fait, Christopher n’est pas né en Angleterre. Mais à Shanghai. Après la disparition mystérieuse de ses parents, l’enfant est envoyé chez une tante dans la lointaine Albion. Des années plus tard, le détective voudra retrouver ses parents. Tout pourrait alors laisser croire qu’une nouvelle enquête policière s’ouvre et que le sagace détective élucidera les mystères passés en un tour de main. Il n’en sera rien. Les pourfendeurs du mal - au nom des valeurs chrétiennes hier ou des Droits de l’Homme aujourd’hui - devront rabattre de leur caquet. Le Bien et le Mal, le réel et l’illusion, les souvenirs et l’histoire, la folie même et la raison se mêlent ici inextricablement, déroutent le lecteur vers une terra incognita en ces temps de certitudes où tout le monde sait tout sur tout et où surtout vérité, identité, réussite... sont tout d’une pièce !
    Banks mène son enquête. Ses investigations le replongent dans son passé qui est aussi celui de la Grande-Bretagne coloniale. La dénonciation du fructueux et criminel commerce de l’opium fomenté par les compagnies occidentales, les seigneurs de guerre, la guerre sino-japonaise, l’opposition entre Tchang Kaï-Chek et les communistes, l’abjecte et aveugle insouciance de la communauté occidentale de Shanghai, tout cela est revisité à travers l’histoire d’une famille et les souvenirs d’enfance qui cheminent par on ne sait quelles voies... Banks se livre moins à un travail de détective qu’à un travail de mémoire. In fine, il ne découvrira rien d’essentiel. Tout lui sera révélé. Lui, et le lecteur avec, auront été mystifiés. La vérité n’est pas là où on l’attend.
    Quand nous étions orphelins 1.jpegLe propre d’un grand livre est de se prêter à une diversité de lectures et autant d’interprétations, d’ouvrir autant de perspectives et d’horizons qu’il y a de lecteurs (ou presque...) de ne jamais fermer la porte des possibles. Tassadit Imache écrivait : « une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire (...) » (1). Il faut avoir vécu dans sa chair – et pas seulement intellectuellement – la singularité de la relativité pour s’atteler à un tel travail. Tassadit Imache est une française aux origines algériennes. Kazuo Ishiguro est un Anglais aux origines japonaises. Seul un tel écrivain a pu concevoir, porter et finalement coucher sur le papier un tel livre. Pas seulement pour la sensibilité anti-coloniale qui s’y dégage et la dénonciation des agissements occidentaux. Pas plus du reste à cause de cet étrange et presque inconsistant personnage, Christopher Bank, qui, après avoir parfaitement assimilé, imité les us et les coutumes britanniques, ne parvient pourtant pas à se fondre dans l’univers de l’indifférencié. Peut-être alors est-ce lié à tous ces orphelins présents dans cette histoire : Christopher bien sûr, mais aussi Sarah Hemmings, la seule femme qui croisera son existence, Jennifer, la jeune enfant par lui adopté ou encore cette petite chinoise retrouvée dans les décombres d’une maison bombardée par les Japonais. N’est-on pas en droit d’y déceler une parabole ? Celle de la quête, veine et irréelle, des origines. Ici des parents, ailleurs d’une culture ou d’un pays. Reste aussi cette enfance à Shanghai, dans une ville où grouillent les nationalités, les langues et les cultures. Cette enfance Christopher l’a partagé avec son camarade japonais, Akira. Tous deux sont des « chiens bâtards », des enfants « mélangés » qui pourraient rendre les hommes « moins méchants les uns avec les autres »... à moins qu’ils ne tiennent trop à leurs appartenances, à leurs certitudes, à leurs apparences de vérités.

    (1) « Écrire tranquille ? », Esprit, décembre 2001

    Traduit de l’anglais par François Rosso, édition Calmann-Lévy, 2001, 376 pages, 19,80 euros