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  • David Diop, Frère d’âme

    Le jury de l'International Booker Prize vient de couronner David Diop et son roman Frère d'âme (Prix Goncourt des lycéens 2018). L'auteur est le premier lauréat français de l'histoire du prix.

     

    17566404lpw-17566500-article-jpg_5728702_1250x625.jpgDavid Diop a placé en exergue une citation de Pascal Quignard, « Qui pense trahit ». Alfa Ndiaye, le tirailleur embarqué par amitié dans la grande boucherie de 14-18, a mal pensé. En restant fidèle aux commandements humains, il a trahi son « plus que frère », « son ami d’enfance », Mademba Diop. Mademba voulait partir à la guerre pour, croyait-il « sauver la mère patrie, la France ». C’est ce que l’école « lui a mis dans la tête ». Malgré ses douleurs, malgré ses suppliques, malgré ses cris, Alfa Ndiaye n’a pas achevé son ami agonissant. « Je n’ai pas été humain avec Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance. J’ai laissé le devoir dicter mon choix. Je ne lui ai offert que des mauvaises pensées, des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines, et je n’ai pas été humain. » La pensée trahit. Alfa a pensé, il a trahi. « Je t’ai laissé me maudire, mon ami, toi, mon plus que frère, je t’ai laissé hurler, blasphémer, parce que je ne savais pas encore penser par moi-même. »

    Pour avoir été « inhumain par obéissance aux voix du devoir », Alfa reçoit une médaille. Mais il n’est plus dupe : ces « voix du devoir », « trop bien costumées, trop bien habillées pour être honnête », sont infestées de démons qui s’emparent des âmes. « J’avais laissé la porte de mon esprit ouverte à d’autres pensées que je prenais pour les miennes. Je ne m’écoutais plus penser mais j’écoutais les autres qui avaient peur de moi. Il faut faire attention, quand on se pense libre de penser ce qu’on veut, de ne pas laisser passer en cachette la pensée déguisée des autres, la pensée maquillée du père et de la mère, la pensée grimée du grand-père, la pensée dissimulée du frère ou de la sœur, des amis, voire des ennemis. » Penser par soi-même lui fait regarder autrement cette guerre et « ce que ça veut dire, d’aller au feu, pour un Chocolat ». L’ironique « l’aîné croix de guerre chocolat Ibrahim Seck » traduit l’hypocrisie et le racisme ambiant. Il voit désormais la solitude des soldats, les mondes qui s’écroulent à l’ouverture d’une lettre parfumée, les suicides, les révoltes et les fusillés.

    Mais le fil qui sépare l’entendement de la folie est ténu. Au centre de cette grande arène de boue et de sang, un homme glisse dans la folie. Alfa va devenir inhumain. Non pas en suivant les sournois commandements de sa hiérarchie, mais par choix. À la différence des autres soldats africains qui jouent la comédie pour satisfaire le capitaine, lui devient « sauvage par réflexion ». Par le fait de sa propre pensée : à chaque sortie de la tranchée, il ramène une main de l’ennemi aux « yeux bleus », par vengeance et par culpabilité, coupable pour ce qu’il n’a pas fait, coupable pour ce qu’il a dit à son ami. À la longue, Alfa inquiète ses frères d’armes. « La rumeur effrontée a fini par courir les fesses à l’air », « et j’ai su que le bizarre était devenu fou, puis que le fou était devenu le sorcier. Soldat sorcier ». Les soldats, « Toubabs » et « Chocolats », commencent à s’écarter du « dëmm », « le dévoreur d’âmes ». Plutôt la guerre que le mauvais œil. Le capitaine finit par éloigner Alfa. Un mois de perm. Soins, convalescence, toubib et tout le toutim. Sur le champ de bataille, seule est acceptable la « folie passagère », celle qu’on contrôle, pas celle insoumise de ce fou.

    Alfa se retrouve à l’hosto, entre les mains du docteur François. Et de sa fille. Le « purificateur de nos têtes souillées de guerre » lui fait faire des dessins. Il en fera trois. Deux pour dire l’enfance africaine, les récits et les contes de la tradition, dire sa mère, enlevée par des cavaliers maures, l’amitié avec Mademba, l’amour la nuit qui précéda son départ. Sur le dernier dessin, il figure ce qu’il appelle « mes sept mains ». Lui dessine « pour qu’elles sortent du dedans de ma tête » ; l’institution militaire en fera une pièce à conviction. La folie, comme la guerre, doit être civilisée. À son procès, il ne sait déjà plus qui il est. Il peut juste dire ce que ressent un homme, tout juste sorti de l’adolescence, embarqué dans une guerre qui n’est pas la sienne, qui a vu « son plus que frère » mourir dans ses bras, sans pouvoir l’aider et cela parce qu’il a pensé. Il a pensé conformément à… On ne trahit pas impunément.

    Frère d’âme est un récit envoutant, qui s’empare et trouble le lecteur jusqu’à le déranger.

    David Diop, Frère d’âme, Paris, Seuil, 2018, 176 pages, 17 €